L’origine

Dimanche. Huit heures. La place est quasi déserte. La voix d'une femme qu'Hector aurait dû croiser – il n'avait croisé personne, retentit derrière lui.

Monsieur ! Je suis un peu blessée mais j'ai bien vu que je vous plaisais.

Il n'y avait personne autour de lui à cette heure matinale. Il se retourna vers l'enseigne de 'Tissus et curiosités textiles' devant laquelle il s'était attardé la minute précédente. Une petite boutique de vieux tricots et de tissus de seconde main, déjà ouvert. Aucune femme, où qu'il dirige le regard.

Je pourrais rester avec vous si vous le vouliez. Et je pourrais vous apprendre à donner vie à d'autres mannequins.

Toujours personne. Soit quelqu'un se moquait de lui, soit il avait des hallucinations !

Qui m'a parlé ? Pardonnez-moi, je ne vous vois pas. Il se sentit soudain ridicule de s'être exprimé tout haut. Mais après tout, personne ne pouvait l'entendre.

Pourtant, vous avez regardé mon nez cassé et mon cou fendu, dit-elle d'un ton badin.

Le nez cassé, le cou fendu... Là, ce mannequin de vitrine, posé à l'extérieur, sur la devanture du petit magasin, il venait de lui tirer le portrait.

C'était un mannequin ancien en plâtre polychrome... tellement féminine, pensa Hector. Elle était vêtue d'un manteau trois-quarts en tweed beige, entrouvert. Il laissait deviner une petite poitrine et des hanches étroites. Elle aurait pu sortir d'un salon de beauté parce que ses cheveux bouclés étaient coiffés en un savant désordre, ses lèvres étaient teintées de rouge, un peu écaillées, ses ongles étaient vernis. Hélas, il manquait quasiment la moitié de son visage au teint de porcelaine. Son nez était brisé et ouvert sur un vide béant. Sa nuque était fendue de la base de l'oreille gauche au creux de l'épaule. Le plus extraordinaire était l'expression de ses yeux. Ils semblaient vivants, regardaient vers le bas du côté gauche, comme mélancoliques. Malgré leur fixité, Hector se sentit pénétré jusqu'au fond de lui-même par ce regard bleu.

Conscient qu'on pourrait le prendre pour un idiot, il osa répondre à son interlocutrice.

Euh... c'est bien vous qui m'avez interpellé ? Osa-t-il répondre, se sentant un peu idiot.

Les lèvres du mannequin restèrent figées. Mais la voix qu'il entendit à nouveau était bien réelle, aussi surréaliste que cela pût paraître.

C'est bien moi. Lorsque vous êtes passé tout à l'heure, vous m'avez regardée. Vous vous êtes attardé, vous m'avez photographiée. Il n'y avait ni pitié ni dégoût dans votre regard, devant mon visage déchiré. Un peu de tristesse, je l'ai ressentie, de me voir ainsi brisée. Vous m'avez regardée comme une vraie femme qui a souffert et vous m'avez rendu vie. Votre photo, c'était pour garder un souvenir, comme lorsqu'on fait une de ces rencontres furtives, improbables, que l'on sent inoubliable, qui font battre le coeur plus fort. Alors, faites-moi plaisir, entrez dans cette boutique. La patronne m'aime bien. Si vous lui dites que vous êtes tombé amoureux de moi, elle vous fera un bon prix. J'aurai encore beaucoup de choses à vous raconter. Je vous dirai la vie cachée des mannequins et comment leur donner vie.

Hector écoutait, frissonnant – était-ce la fraîcheur de ce petit matin ou une vraie émotion ? Il ne dit rien, posa une main sur le visage peint, caressa doucement et longuement sa joue gauche, intacte. Puis il entra d'un pas décidé dans le magasin de curiosités textiles.

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